SENSEI NO KOTOBA

(PAROLE DE MAITRE)


Frédéric Dupertout
Frédéric Dupertout

Lorsque l'on parle de l'"esprit des arts martiaux", c'est-à-dire de leurs dimensions éthique et spirituelle, on a parfois tendance à élucubrer à partir des préjugés européens du XXIème siècle. Les karatés sont des arts martiaux d'origine populaire, et le Yoseikan Sano Ryu en est un bon exemple. Quand je parle des arts martiaux, il est donc clair que je ne fais aucunement référence au karaté sportif, car le sport a ses propres règles qui sont généralement opposées à celles des arts martiaux asiatiques.

  • la dimension éthique

Elle évoque généralement les notions de non-violence, de paix dans le monde, de respect de l'adversaire, de canalisation de la violence.

  • la dimension spirituelle

Là aussi, on entendra évoquer le zen, ou d'autres tendances du bouddhisme que l'on préfèrera imaginer pacifiste, et dont les pratiques de méditation, liées à l'apprentissage du combat, devraient mener à une réalisation de soi. Dans certains cas on parlera de satori (illumination), on parlera d'ouverture du cœur, d'harmonie, etc.

 

Voyons cela d'un peu plus près.

 

 

LA DIMENSION ETHIQUE

  • La NON VIOLENCE est une notion tout à fait étrangère à la mentalité japonaise (et asiatique) traditionnelle. On ne trouve qu'exceptionnellement des références de bonté dans la littérature traitant d'arts martiaux. Les rares auteurs allant dans ce sens sont toujours de vieux maîtres ayant fait un retour sur eux-mêmes après toute une vie de combats et de morts provoquées.
  • La PAIX DANS LE MONDE est également un thème répétitif, et il serait tentant d'y croire. Malheureusement, la guerre est un phénomène irrationnel issu de l'esprit collectif des groupes humains, et donc inaccessible au raisonnement individuel. Et les arts martiaux étant des démarches individuelles, ils n'ont ni le pouvoir ni la vocation d'empêcher les guerres. Mêlée à une foule, la personnalité disparaît sans pouvoir se faire entendre.
  • Le RESPECT DE L'ADVERSAIRE peut très bien se concevoir dans deux cas : le combat sportif, c'est évident, et la guerre, dans les cas où elle oppose des combattants qui luttent pour leur pays mais n'ont pas d'animosité personnelle envers celui d'en face. En fait, chacun aurait préféré rester chez lui. Par contre, dans le cas d'une agression, on voit mal comment celui qui agresse manifeste son respect pour l'intégrité physique et morale de l'autre. Quant à l'agressé, il n'a aucune raison de respecter quelqu'un de si peu respectable.
    Il faudrait tout de même remettre un peu les pieds sur terre : l'agression de rue n'est ni un sport ni une aventure chevaleresque. C'est toujours un acte grave, souvent crapuleux et qui n'a pas à être considéré avec indulgence. Légalement, la légitime défense doit être proportionnée à l'attaque. Cela se comprend. Mais est-ce vraiment la solution la plus efficace ?

Il n'y a pas d'exemple, dans l'histoire, où on ait pu faire cesser la violence autrement que par une violence beaucoup plus terrible.

Les peuples qui ont refusé la guerre ne l'ont pas fait disparaître,
mais ils ont bel et bien disparu eux-mêmes.


Voilà pour le respect de l'adversaire.

  • Les ARTS MARTIAUX CANALISENT LA VIOLENCE
    Pour commencer, nous ne sommes pas des égouts… Mais cette théorie a la vie dure. Souvenons nous que les anciens maîtres refusaient d'enseigner à quelqu'un dont ils soupçonnaient les mauvais penchants. Ils savaient fort bien que les arts martiaux ne sont pas faits pour "canaliser".

    Nous avons tous, et je dis bien tous, des tendances criminelles, et ceci depuis l'échelle biologique. S'il est certain que la violence nous paraît odieuse, elle a des racines trop profondes pour qu'on puisse espérer la rendre inopérante par un tel tour de passe-passe. Il faut être plus fort (et/ou meilleur stratège) que les violents, c'est à peu près tout ce qu'on peut en dire.



LA DIMENSION SPIRITUELLE

La dimension spirituelle est omniprésente dans les arts martiaux traditionnels japonais (encore une fois, ne confondons pas avec les sports de combat, reconnaissables au fait qu'ils comportent

des règles). Les européens se laissent souvent emporter par des interprétations fantaisistes car dans ce domaine beaucoup de mots sont piégés (cœur, esprit, harmonie, paix, etc.).

La gestuelle propre aux karatés, si elle est correcte, aura une influence sur le mental, comme les attitudes des yogas. Il s'agira de spiritualiser notre réalité tangible : notre corps. L'esprit occidental aura parfois du mal à admettre ce concept à travers la violence et le danger qui sont des expériences profondes.

  • La PAIX DE L'ESPRIT
    L'harmonie, la paix (encore des mots piégés), qui se dit wa en japonais s'écrit avec un caractère qui en chinois se prononce he et signifie "et" (comme dans le sel "et" le poivre). Les connotations française, japonaise et chinoise seront donc différentes. Ce que l'on traduira par paix ou harmonie s'entendra comme une démarche ayant pour but de s'assimiler à l'environnement pour atténuer l'opposition et s'imposer plus facilement.
  • La REALISATION DE SOI se fait nécessairement au détriment des adversaires, préalablement neutralisés par l'imposition de notre wa. On aura donc l'exaltation du dépassement de soi, de la victoire et de la sensation d'harmonie.
  • Le KARATE SUIT UNE VOIE PARALLELE A CELLE DU ZEN
    Le Zen évoque chez nous une notion de paix intérieure, mais au Japon, indissociable de la recherche spirituelle des bushi (guerriers), cette paix s'éprouvera dans le cadre de duels, massacres et tueries en tous genres. Il s'agit d'une démarche mystique mais pas dans le sens où nous l'entendons en Europe. Il est évident que la sensation de paix ne se ressent bien qu'après une victoire.

    (cf. "Le Zen en Guerre - 1868-1945" - Brian VICTORIA - Ed. du Seuil Paris - Septembre 2001)
  • CŒUR ET OUVERTURE DU CŒUR
    Le caractère qui se prononce "kokoro" en japonais et "shin" en chinois signifie "coeur", mais là aussi, il s'agit d'un mot piégé car il doit être pris dans le sens de "conscience"(1). En occident, la connotation actuelle évoque la bonté et l'amour, mais il n'en a pas toujours été ainsi et on l'a longtemps employé avec le sens de "courage".
    Quant à l'expression "ouverture du coeur", c'est une métaphore si imprécise que chacun lui donne le sens qu'il veut. On ne peut pas communiquer en employant de tels mots.
    Le pratiquant de karaté recherche, par des techniques de méditation, une perception, une conscience intuitive plus performante. L'idéal serait de rentrer en sympathie, en osmose avec la conscience, les émotions de l' (des) adversaire(s), pour augmenter ses capacités de destruction, et donc d'épanouissement.

    (1) "La Voie de la Main Nue" - MABUNI Ken'ei - Ed. Dervy Paris - 2004

Il est difficile de ne pas dénaturer l'essence du karaté
pour le rendre conforme aux préjugés occidentaux.

Contrairement à ce que prétendent certains courants de pensée,
L'ART MARTIAL, DANS SON ESSENCE, N'EST PAS UN ART DE LA PAIX.

Quand on est vainqueur, il est très facile de faire la paix.
Tant qu'on n'a pas encore vaincu c'est très difficile.
Quand on est vaincu, c'est presque impossible.